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L'hommage de Gérard Fraissenet à Lucien Clergue
texte Christian Lacroix 

Il n’y a pas de rencontre de hasard, car il n’y a pas de hasards, il n’y a que des rencontres (à Arles surtout, où le mot « rime » avec photo).

Comme celle, de Christine Millerin et Gérard Fraissenet qui conjuguent et juxtaposent, au 7 de la rue de la Liberté, leurs travaux.

Écriture de fils, strates d‘étoffes et de tissages pour christine millerin, véritables palimpsestes textiles ou s’intriquent des espaces-temps bien à elle, « œuvres/ouvrages » qu’on pourraient qualifier de « pénélopéens »  tant ils content d’odyssées en point d’orgue.

 

« Écriture de lumière » pour Gérard Fraissenet, photographies autour de Lucien Clergue dont il fut le premier assistant et l’unique « disciple ». Sur son « sitio », au long des « tercios », de la « lidia » d’une vie.

 

Qui fut plutôt une « Iliade », véritable guerre de troie pour que soit montrée, reconnue et célébrée la photo, bataille vue depuis le front intime, « imbeded » dirait-on aujourd’hui, à la manière des reporters embarqués par les armées.

 

La chaîne et la trame, la gaze et le fil pour elle, le noir et le blanc, le tirage et le grain pour lui le « point » pour tous les deux. 

À chacun son fil d’ariane chemins tantôt croisés, tantôt parallèles,  de leurs approches, préoccupations et thématiques communes, consciemment ou inconsciemment.

 

Entre intime et universel Christine Millerin se livre et délivre ses visions cartographiques, littéraires, épistolaires.

 

Gérard Fraissenet nous livre la pudique intimité très habitée de son mentor d’un côté, et de l’autre la saga arlésienne des grands maîtres de la photo mondiale en monstration. Toutes les gloires et les icônes du siècle défilent, tandis que l’on découvre au détour d’un cliché le visage d’un lucien inconnu, détendu, grimaçant de rire comme un adolescent, loin du théâtre antique, mêmê s’il redécouvre ainsi la mimique d’un masque de comédie.

 

L‘infiniment grand/l’infiniment petit des paysages intérieurs ou aériens de Christine Millerin fait écho à la focale photographique, ou encore  aux bas et hauts de la gloire aux pieds d’argile, aux sables, aux plages, aux étangs où tout est dans tout entre ciel et eau.

 

Assez religieusement Christine Millerin enlumine d’humbles petits bouts de reliques rescapées, tels les premières charognes et trophés de chiffonnier de Lucien.

Elle sauve du fleuve un Moïse de canices qu’elle carapaçonne de broderies, vestiges mi-effacées d’une atlantide rhodanienne, ou précieux lichen aquatique venu d’ailleurs.

Exactement là où le jeune Clergue s’impressionna de tout un bestiaire sacrifié, sacralisé, qu’entoura plus tard Gérard Fraissenet avec le soin un peu dévôt d’un précieux témoin archéologue sinon hagiographe.

 

Christine Millerin suture poétiquement ses grimoires d’étoffes, les scarifie subrepticement, comme Gérard Fraissenet accorde et règle en toute apesanteur  son objectif de scribe, avec la juste distance d’un respect lucide, sur ce lion parfois débonnaire, parfois vociférant.

 

Christine Millerin pose d’affectueuses offrandes/souvenirs autour du portrait de sa nourrice. Gérard Fraissenet évite de tresser quelque couronne que ce soit, dithyrambique ou mortuaire autour de ceux de Lucien Clergue mais ourle de son travail au petit point celui de son « patron », comme on le dit d’un saint.

 

Il est largement question de mémoire dans la quête de Christine Millerin comme dans celle de Gérard Fraissenet, mémoire vivante, fixée jusque dans « l’intonation » du visage de clergue tant, pour qui l’a connu, il semble, sur ces portraits, au bord de nous parler.

 

« Cœur éclaté » en mille morceaux de Christine Millerin, comme celui de Gérard Fraissenet, brisé de chagrin, d’amitiés et de regrets aussi, avec un zeste de colère.

 

L’écriture à l’aiguille de Christine Millerin est aussi ténue que dense et expressive, ainsi celle de Gérard Fraissenet écrivant sans vraiment s’en rendre compte, sans le savoir, son « journal », la saga d’un artiste, sa chanson de geste, avec toute la discrète délicatesse d’un photographe animalier à l’arrêt, approchant doucement, pour en capter la quintessence sans les faire fuir ou mentir, ces animaux fabuleux, licorne ou lion d’Arles. 

 

Il y a plusieurs vie, deux au moins,  en tous cas, dans les travaux de Christine Millerin. Gérard Fraissenet nous en offre une autre à Lucien Clergue, méconnue, sinon inconnue, éternelle en tous cas.

 

Les portées musicales et notes de brindilles subliminales de Christine Millerin auraient pu composer la partition du violon d’ingres littéral de Lucien. S’ils sont musiques, ses signes sont aussi danse, tant son langage est aussi chorégraphique, fixant la trace, la gestuelle de corps enfuis, comme Gérard Fraissenet fixe la danse de lucien autour de ses modèles, de la chorégraphie, au sens propre, de leurs corps immobiles.

Christine Millerin se souvient que « le modèle, c’est quelque chose qu’on a vu et qu’on a redessiné » : n’est-ce pas exactement ce qu’aura fait Gérard Fraissenet de son auguste modèle ? Il l’a vu, regardé. Redessinant sa version personnelle. Il a assisté et participé aux rites de ce sorcier de Lucien qui invoquait/convoquait tout ce que sa terre a de plus archaïque, retrouvait, comme christine millerin, les signes des civilisations primitives. Gérard Fraissenet a été initié au culte et nous restitue un peu de la partie immergée de ces mystères.

 

On peut regarder les pièces de Christine Millerin à l’envers, il vaut l’endroit, avec ses écritures à rebours, comme les photos de Gérard Fraissenet nous donnent une idée de l’envers du décor, sans voyeurisme, ce « revers » commente l’ « avers » de la médaille, celui qui porte l’efigie officielle.

 

« la terre est le début et la fin » dit encore Christine Millerin.

On pense aux sables d’où, comme de la vague, naissent des corps, aux charognes et aux taureaux couchés dans l’arène.

Christine millerin se fait l’interprète du continent qui l’a vue naître  et nous en transmet de superbes images, rituels et croyances : en Afrique on dit que la nuit tombe lorsque dieu ferme son vieux rideau sur le monde africain où la couverture des morts représente, en un patchwork de petits morceaux d’étoffes bleues, l’assemblage kaleïdoscopique de leurs possessions, de leurs terres vues du ciel. Ainsi sont-ils enterrés dans le symbole de leurs biens et propriétés, dans le labeur de toute une vie.

 

Un peu de la même manière Gérard Fraissenet enveloppe ici Lucien endormi de son propre patchwork d’impressions, de ses clichés et témoignages, lui composant un « tombeau » (au sens musical du terme, ces morceaux que les musiciens baroques composaient pour leurs collègues) , de tous leurs travaux conjoints et entrelacés, posant sur l’ami et le maître le linceul palpitant de leur collaboration, de leurs instants partagés, de leur oeuvre commune, qu’ornent et brodent à l’entour les cartes et légendes de Christine Millerin, tantôt sombres et sobres, tantôt solaires et bigarrées, comme le fut le parcours de Lucien Clergue attentivement accompagné par l’œil de Gérard qui n’en « perdit pas une » dans ce sillage qu’il nous offre ici en partage aujourd’hui. 

 

Christian Lacroix

Juin 2015

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© Gérard Fraissenet

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